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« Maternité » de Stanislaw Wyspianski |
Tentative de compréhension physio et psychopathologique de l'hypotrophie acquise chez le nourrisson allaité, à propos d'un cas
(Ce texte a été publié sous le titre de "Ma mère en réduction")
« Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente, l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue, les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché, de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse, non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent. » (Saint Augustin, Confessions, livre I, chapitre VII, « L’enfant est pêcheur »)
Julia a 5 mois 1/2 quand je la vois pour la première fois. Elle m'est envoyée par son médecin traitant. La secrétaire a pris l'appel en mon absence. Elle a noté que ce bébé ne pèserait que 550 gr de plus que son poids de naissance : je crois volontiers à une erreur de compréhension/transcription, mais je décide de la voir quand même en urgence.
Julia est très impressionnante. Quand je l'examine, j'ai l'illusion, toutes proportions gardées, d'être un médecin américain "délivrant Buchenwald" (C'était il y a soixante-dix ans, précisément le 11 avril 1945)... ou de me retrouver en Afrique en 1982 (stage de pédiatrie dans un hôpital de région de la Haute-Volta, pas encore devenue le Burkina Faso). Son éveil correspond bien à son âge réel mais pas à sa corpulence. Il n'y a pas d'hypothermie, il existe une petite hypotonie axiale, pas de signes cliniques de déshydratation, ni d'œdème mais les signes d'hypotrophie décrits par mes "vieux maîtres" sont tous là : "fesses tristes" , plis de la vieille femme à la face interne des cuisses et enfin le signe dit "du râble", c'est dire correspondant à la perception des apophyses transverses à la palpation du rachis dorso-lombaire. Hélas la courbe de croissance pondérale s'est bien inclinée dans les proportions décrites ! Trois fois hélas, et plus grave encore, celle de la taille et du périmètre crânien ont, dans une moindre proportion, pris le même chemin ! Le bilan para-clinique sera normal en dehors d'une discrète thrombopénie et d'une baisse modérée de la 25-OH D3 (vitamine D).
Sidéré mais pas sourd, j'entends la culpabilité maternelle : "Avec la chirurgie de réduction mammaire (pour hypertrophie que j'ai eue en 2006), je n'aurais pas dû allaiter". Julia est une troisième enfant. Les deux premiers sont des garçons. L'écart entre chaque enfant est de trois ans. Les deux premiers ont eu un allaitement prolongé qui n'a pas été simple et qui a nécessité le soutien actif d'une pédiatre spécifiquement formée à l'accompagnement de l'allaitement maternel. Luc, 3 ans, n'a été sevré que lorsque Julia a eu quatre mois. C'est dire qu'il y a eu un co-allaitement de Luc et de Julia.
Julia a présenté des difficultés de succion dès la maternité et sa mauvaise prise de poids y a fait recommander des compléments de lait maternel au biberon, ce qui fut refusé par la famille... La pédiatre est à la retraite et pratique un discutable "coaching téléphonique", mais le réel suivi clinique est assuré par le médecin généraliste qui va progressivement s'inquiéter et en faire part à la famille. En vain semble-t-il, et le médecin traitant me confie plus tard qu'il s'est même posé la question du signalement de cette situation de plus en plus problématique dans cette famille pourtant très favorisée du point de vue intellectuel et social...
Chez la nourrice prévue, en phase d'adaptation, les biberons de lait maternel sont refusés de même que légumes et compote à la cuillère. Le père impose alors le yaourt brassé, dit "au lait infantile ", la veille du rendez-vous pédiatrique. Il le fait avec suffisamment de conviction pour que Julia l'accepte. Le sachant, je lui propose d'accompagner sa femme et sa fille à ce premier rendez-vous avec moi. Je crois que sa présence m'a finalement bien aidé à pondérer mes décisions et à modérer mes réflexions. L'hospitalisation n'était pas très loin ! Julia est revue une semaine plus tard. L'allaitement maternel est poursuivi mais avec une augmentation progressive des quantités de brassés enrichis en huile poly-insaturée, en sucre, et polyvitamines: elle a pris plus de 450 gr ce qui m'a rassuré et aussi conforté dans ma décision d'un suivi ambulatoire de cette situation "borderline"
Je remercie beaucoup mon associé ainsi que les collègues de la liste de discussion pédiatrique de Médecine et Enfance, au premier rang desquels le Dr Marc PILLIOT dont la réponse rapide me fut très précieuse. Je vais m'appuyer sur cette réponse qui est reproduite ici quasi « in extenso ». Pour ceux qui veulent aller plus loin, je conseillerais de consulter son mémoire de diplôme universitaire d'allaitement maternel intitulé "Déshydratation et carence d'apport : vrais risques ou difficultés repérables de l'allaitement ? " édité par l'Université de Grenoble (1).
Dans cette observation, tout m'interroge à la puissance quatre : l'antécédent de réduction mammaire, l'incroyable co-allaitement (pratique qui me parait par ailleurs pas claire du tout d'un point de vue psychologique), l'anosognosie de l'entourage, le bébé qui "ne va pas si mal" et son incroyable conformité au désir maternel distordu, la complicité involontaire d'association de mères allaitantes et de leurs experts patentés ailleurs mieux inspirés. Cette pathologie à type de « folie à plusieurs » n'est pas si rare. La littérature n'en parle pas souvent mais est-ce une raison pour ne pas s'interroger ?
Quand et comment (ré)aborder les aspects psycho-pathologiques de cette observation ? Pour l'instant, je pèse, je complémente, je vaccine et je me tais... Si je paraphrasais WINNICOTT (4), je suis en selle sur un bon percheron somatique dont j'ai bien les rennes en main, mais que faire de l'autre cheval (psycho-dynamique) qui suit, entraîné par la longe ?
Je pense qu'il y a plusieurs aspects à envisager qui interrogent le « comment en est-on arrivé là ? ». C'est à dire la culpabilité omniprésente mais si difficile à parler, entendre, renvoyer ou absorber?
1-Dangerosité somatique
Elle est soulignée par Marc PILLIOT (1) mais aussi par C. AUFRANT et Y. BOMPARD dans un article plus ancien (2). Laissons parler Marc PILLIOT :
" Dans la très grande majorité des cas, les mères sont primipares. Généralement, elles sont bien éduquées, motivées pour l'allaitement et ignorantes de la malnutrition progressive de leur enfant. Il arrive même que la maman ait été rassurée par des professionnels". Il cite un cas un cas relaté par le New YorkTimes, chez une jeune mère adolescente, suffisamment inquiète pour avoir consulté plusieurs pédiatres qui l'ont rassurée à chaque fois. Le bébé est décédé avec convulsions et une déshydratation de presque -30%. La mère a eu des ennuis judiciaires pour maltraitance. Cette histoire avait horrifié Marc PILIOT d'autant plus que cette jeune femme avait eu une réduction mammaire quelques années avant et que pas un seul médecin ne s'en était enquis. Dans la littérature refaite à cette occasion, il relève des accidents graves : convulsions, accidents vasculaires cérébraux, voire décès. Cet aveuglement devant la malnutrition de l'enfant est en rapport avec la notion qu'un allaitement maternel "fonctionne tout seul" et qu'il est "forcément bon". En fait, il n'y a pas de mauvais lait et ces situations dramatiques sont "évitables" car elles sont généralement en rapport avec une mauvaise évaluation de la qualité de l'allaitement et avec des conseils inadaptés. Il y a des milieux où l'allaitement se pratique dans l'enthousiasme sans jamais se poser des questions sur son efficacité. En France, il y a moins de risques, car la société conclut bien plus facilement à la nécessité d'un sevrage.
La séquence des événements est schématiquement la suivante :
- situation à risques non repérée
- allaitement maternel mal démarré et mal stimulé
- carence d'apports (hydriques et caloriques) qui n'a pas été repérée non plus
- recours à un lait colostral hypersodé, du fait de la stimulation insuffisante de la lactation
- le volume intravasculaire est longtemps préservé en raison de l'hypernatrémie (Ici absente, car le déroulé s'est fait plusieurs mois)
- la déshydratation entraîne une somnolence croissante, le bébé se met en économie d'énergie (je dis volontiers qu'il "se marmottise")
- un manque de vigilance des parents et des professionnels car l'enfant est calme, ne réclame ni ne pleure
- et enfin une aggravation progressive de la situation, jusqu'au drame parfois.
Cette observation est quand même alarmante car la malnutrition touche d'abord le poids, puis la taille et seulement après, le périmètre crânien : son atteinte est le reflet de la sévérité de la malnutrition qui touche maintenant la croissance cérébrale.
Mais cette situation est liée à plusieurs risques dont personne n'a tenu compte jusqu'à maintenant :
Le premier risque était la réduction mammaire qui ne diminue pas forcément la quantité de lait fabriqué (puisque la glande mammaire se reconstruit à chaque grossesse), mais qui peut réduire fortement la sortie du lait si des canaux galactophores ont été coupés lors de l'intervention avec une incision péri-aréolaire . C'est le cas dans les interventions avec la technique dite de Thorek (3).
Donc cette mère peut avoir été capable de nourrir ses premiers enfants si elle arrivait alors à avoir une bonne capacité de stockage de lait dans ses seins et s'il n'y avait qu'un seul enfant à nourrir (en post-natal). A priori cette femme n'a pas la capacité de nourrir deux enfants à la fois, en raison de ses antécédents chirurgicaux.
Le second risque, c'est le co-allaitement avec un enfant déjà âgé. A 3 ans, l'enfant prend le sein beaucoup plus pour se sécuriser quand il en a besoin, mais il prend généralement assez peu de lait. Donc Julia s'est retrouvée avec un sein qui fabriquait probablement peu de lait (d'autant plus qu'il y a des antécédents de chirurgie) et avec un frère qui avait assez d'énergie pour lui « faucher » une bonne partie des rations qu'elle aurait pu prendre elle-même si elle avait été seule à téter (J'ai un fantasme de seins-vases communicants...). Personne ne s'en est rendu compte car elle pouvait recevoir du lait sans trop d'efforts grâce aux stimulations provoquées par les succions du frère. Mais en grandissant le frère prend de moins en moins de lait, la quantité produite diminue et on se retrouve avec la séquence des événements cités plus haut. Si la mère n'avait pas eu de chirurgie et si Julia avait su bien téter dès le départ, le co-allaitement aurait pu être "un succès partagé par tous". Marie THIRION (6) insiste bien sur le fait que le nouveau-né doit avoir la priorité absolue dans le co-allaitement.
Le troisième risque est la vision idyllique de l'allaitement maternel dans tout l'entourage de cette mère. Cela se voit plus facilement dans les milieux « intello-babacool » où l'on connaît bien mais « intellectuellement » (A ma connaissance, ce n'est pas le cas de cette famille ) tous les bénéfices de l'allaitement, tout en perdant parfois la pratique du bon sens. D'où l'absence de questions (notables) devant cette enfant qui, à 5 mois 1/2, n'a pris seulement que 550 gr depuis sa naissance.
Le quatrième risque : l'incompétence des professionnels au début de l'histoire. Personne n'a repéré les risques et Julia s'est mise en "économie d'énergie" sans que personne ne s'en aperçoive. Secondairement, d'autres professionnel(e)s ont proposé un sevrage (ou le statu quo), plutôt que d'analyser sereinement et cliniquement ce qui pouvait se passer.
2. L'aveuglement de l'entourage et des soignants
Il faut d'emblée reconnaître qu'il est toujours plus facile d'être le dernier consultant que le premier intervenant et donc être modéré dans les leçons à tirer (et sûrement pas à donner) de cette observation.
Avant de se pencher sur l'aveuglement de cette mère qui n'a pas su voir ce qui se tramait et s'est révélée défaillante dans sa préoccupation maternelle primaire, il s'agit pour le pédiatre de bien comprendre ce que représentait pour cette mère le fait d'allaiter... Est-elle hypersensible à l'ocytocine, hormone dont on sait qu'elle favorise pourtant les comportements de maternage, protection et d'attention et qui serait anxiolytique et anti-stress ? Pourquoi cette mère accorde-t-elle autant d'importance à cet allaitement, comme s'il constituait "le seul moyen" de développer un lien pour elle avec cet enfant. J'imagine qu'elle idéalise son allaitement tout comme elle idéalise ses maternités : elle qui a cru être stérile à cause d'un micro-adénome à prolactine de l'hypophyse découvert chez elle devant une prise de poids importante, deux ans avant sa première grossesse, elle qui avait cru ne pas pouvoir allaiter en raison de sa chirurgie de réduction mammaire. Donc disons qu'elle a une ou des revanches à prendre sur qui ? Ou pourquoi ? A-t-elle été allaitée ou pas par sa propre mère ? Délaissée par celle-ci au profit d'un frère puîné ? Quel peut-être son vécu de ce dernier allaitement rythmé par les angoissantes pesées chez le médecin traitant et à domicile ?
A-t-elle préféré de façon érotique l'allaitement du garçon Luc de façon à le privilégier (consciemment ou inconsciemment) au détriment de Julia ? Marie Thirion signale de très rares cas d'attachement exclusif à l’aîné qui est privilégié par rapport au puîné (6)... Pour l'instant, j'ai cru bon de taire toutes ces questions qui ne sont pas dénuées d'intérêt. J'ai pensé utile aussi de différer de quinze jours la reprise de travail de la mère de façon à ce qu'elle puisse s'inscrire de façon positive dans cette fameuse « diversification » pour laquelle les mères nous « bassinent » tellement (Nous, c'est à dire les pédiatres qui consacrons tellement d'énergie et de salive à cet exercice de réassurance des mères à première vue inutile...). Devenir enfin une nourrice "good enough" pour son enfant. Pour le pédiatre, il s'agit d'observer (Hypo-interventionnisme, un peu comme dans l'observation de bébé décrite par Esther Bick), sans trop intervenir dans ce registre pour limiter l'inévitable "culpabilité maternelle". Que restera-t-il chez elle de ces visions mortifères (camps de la mort, famine au Sahel) que j'ai pu inconsciemment lui communiquer et dont elle a peut-être en elle l'image entêtante et lancinante, maintenant qu'elle est sortie de ce long moment psychotique, maintenant qu'ont enfin fait céder ses défenses maniaques vis-à-vis d'une possible dépression latente que je n'ai pas repérée ou plus probablement, d'une faille narcissique ancienne mais approfondie par les interventions médicales (chirurgie de réduction et imagerie cérébrale). Une indication de thérapie mère-bébé sera-t-elle possible à terme, c'est à dire reprendre en main (ou pas) le cheval psychosomatique de WINNICOTT ?
Quid du père écarté du sein érotique conjugal ? Si son intervention est déterminante et salutaire, c'est la "fonction pontique" qui sépare et décrite par Salomon RESNIK (5), elle apparaît pourtant comme bien tardive.
Aveuglement de l'entourage ? Je n'en sais pas grand chose pour ce qui est de la famille. Pour ce qui est du binôme médical ici non fonctionnel, je penserais volontiers que la communication ne se fait pas toujours bien entre professionnels (séquelles de rivalités, enjeux de pouvoirs, déni de sa propre compétence au profit d'un collègue plus huppé ?). Je ne crois pas qu'ici le problème de la formation des professionnels soit en cause ou alors celle-ci ne doit pas être restreinte à l'acquisition de compétences concernant l'allaitement maternel, mais être élargie à la formation à la relation et à la psychodynamique du très jeune enfant et de son entourage.
Cette mère m'a confié par la suite qu'elle est « écoutante » à la Leache League. Heureusement qu'elle n'est pas monitrice ou formatrice mais seulement une maman qui témoigne et soutient... J'ai eu la curiosité (ou plutôt le courage car il est particulièrement partial et peu consistant) de lire le document de la Leache League consacré au co-allaitement et à l'allaitement pendant la grossesse (7). Pas d'approfondissement ni de questionnement de l'ambivalence maternelle et de la confusion de ses sentiments. Pas de distinguo clair entre ce qui est naturel ou bien culturel. Du côté de l'enfant, il n'est évoqué que des besoins (du sein) et pas des désirs ! Le grand garçon vorace et la petite crevette, qui ne sait pas bien téter et s'endort de suite, sont logés à la même enseigne ! Les conseils vont dans le sens de de la déculpabilisation maternelle ce qui est bien, mais aussi (ce qui est moins bien) de l'intellectualisation et de la positivation à tout crin et assaisonnées de bons sentiments.
3. Quels sera l'avenir de Julia et de Luc?
Dépassons cet épisode spectaculaire dont l'évolution à court terme parait bénigne. C'est d'ailleurs ce que le texte de St Augustin placé en exergue, suggère de façon à la fois inquiétante et péremptoire...
Revenons plutôt sur les images mortifères qui m'ont envahi lors et au décours de la première consultation : cachexie dans les camps de la mort et dénutrition des enfants africains... Je me suis rappelé mes lectures mais aussi et surtout un court séjour d'un mois dans le service de pédiatrie de Fada'Ngourma, une préfecture de la Haute-Volta qui ne s'appelait pas encore le Burkina-Faso.
Le médecin de l'époque mandaté par « Frères des Hommes » s'appelait François LAURENT et sur son amicale invitation, j'ai pu valider un mois de mes stages Caennais d'interne en pédiatrie. Dans le kwashiorkor, forme très particulière de la dénutrition, le sevrage et le relationnel jouent à plein dans un contexte psycho-patho-ethnologique très particulier. Là, pas de co-allaitement, le sevrage survient dès que la grossesse du suivant s'annonce : c'est le sevrage de l’aîné par l'arrivée du puîné qui risque de précipiter le premier dans la mort. « Le nouveau-né avale son aîné » dit un proverbe Malais (9). Le mot « kwashiorkor » signifie « premier-second » dans un dialecte du Ghana et « à abandonner, à jeter » dans une langue du Rwanda (8). Dans notre observation, c'est précisément le contraire: c'est bien Luc qui est en passe d'avaler sa petite sœur !
Je trouve personnellement dans ce cas, que le co-allaitement va complexifier la problématique de la jalousie fraternelle et de sa mise en acte. Caïn, l’aîné agriculteur n'a pas supporté de voir ses "plates-bandes", son "pré-carré" piétiné par les animaux de son jeune frère, Abel l'éleveur. Qu'a perçu Luc de l'aventure de Julia et de la volte-face opérée par sa mère (ses parents ?) lors de son propre sevrage quand Julia a eu 4 mois ? Il est permis d'espérer que des paroles ont été prononcées...
Le feuillet de la Leache League (7) affirme que "deux enfants qui tètent ensemble semblent grandir avec le minimum de jalousie et de rivalité." On peut en douter ! Il y est dit que "le plus grand garde à l'égard du plus petit , une sorte d'amour protecteur longtemps après la fin de l'allaitement". Idéalisation parentale ou formation réactionnelle avec déni de la jalousie et ici de son début de passage à l'acte mortifère avec le "siphon-âge" du lait maternel de Julia par Luc inconsciemment (et avec inconscience) mis en position d'un presque Caïn ? Le co-allaitement de Luc et Julia ne s'apparente pas à celui de jumeaux de même âge, même de poids significativement différents. C'est bien trois ans qui constitue l'écart entre Luc et Julia ( écart fréquent entre deux naissances et qui me paraît assez propice à l'expression de la "jalousie normale"). Quel fut l'écart entre Caïn l'ainé et Abel le second ? Nous ne le saurons jamais ! Pour autant, dans la citation de St. Augustin concernant l'Invidia (10), bien qu'il ne soit pas fait mention de la différence d'âge des deux "frères de lait", il est bien spécifié que le petit au sein est indigent et que ce seul aliment lui soutient la vie.
Pourquoi diable Lacan est-il revenu à de si nombreuses reprises sur ce passage (11)? Cela paraît un peu étonnant quand on se rappelle que la Théologie Augustinienne, sombre et culpabilisante, développe un point de vue très négatif de la sexualité d'où va « s'originer » le péché du même nom dont le nouveau-né serait inévitablement porteur... Pour Julia et sa famille, je garde l'idée d'un temps réflexif ultérieur, interrogeant le lien mère-fille à deux générations successives. Le pédiatre est-il le meilleur interlocuteur pour ce faire ? On peut légitimement en douter... La proposition de consultation "mère-enfant" auprès d'un(e) "psy." spécialisé(e) dans la petite enfance, a-t-elle encore du sens alors que tout paraît aller pour le mieux : la mère de Julia a repris son travail de façon apparemment sereine. Julia mange très bien chez sa nourrice. Elle continue à faire du « bon rattrapage » staturo-pondéral et aussi du périmètre crânien. Elle est toujours aussi souriante et communicante avec une avance psycho-motrice qui se confirme. Elle est toujours allaitée et ne refuse pas le sein maternel généreusement offert lors de chaque consultation pédiatrique !
Qu'en est-il de Luc que je n'ai jamais vu ? Je rappelle que je ne suis que consultant dans cette observation ? Que représente pour madame le co-allaitement et ensuite le sevrage de Luc ? Qu'en est-il du père dont l'intervention (quoique tardive) fut salvatrice ? Il m'est un peu difficile de lui suggérer de s'intéresser de plus près aux seins érotiques de son épouse !
Il est clair que nombre de ces questions ont un intérêt indéniable mais faut-il vraiment leur apporter rapidement des réponses forcément objectivantes et donc refermantes ? N'est ce pas le propre du pédiatre de se poser des questions qui n'ont pas à être partagées (de suite et telles quelles) avec les parents ? Assumer cette part d'inconnu, c'est faire confiance aux nombreuses possibilités de réparation de la vie, cette autoroute à entrées multiples ! Il arrive que le début du voyage soit un peu compliqué voire presque "à contre-sens" et que la vision d'un panneau un peu clarifiant puisse réorienter les conducteurs dans le sens de la marche...
Alain QUESNEY
Note de bas de page : Ce texte est dédié à ma mère qui m'a allaité jusqu'à l'âge de 7 mois. A l'époque (1953), bravant toutes les recommandations ("recos" et autres "guide-lines") et les cerbères de la maternité de T. (pas encore "amie des bébés") qui prônaient alors toutes et tous la tétée toutes les trois heures et pas moins. Elle a lutté à sa façon pour le bien-être de son premier né. Elle est décédée en 1994 d'un carcinome mammaire foudroyant.
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1- M. PILLIOT Déshydratation et carence d'apport : vrais risques ou difficultés repérables de l'allaitement? DU
Allaitement Maternel. Université de Grenoble (2002)
2- C.AUFRANT, Y.BOMPARD : Dénutrition, déshydratation et allaitement maternel. Journal de Pédiatrie et de
Puériculture 1999 ; 12: 4-9
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| 3- Eléonor DARGENNE : Chirurgie de réduction mammaire et allaitement maternel. Mémoire Ecole de
sages-femmes de Caen-2008 (étude sur 52 femmes ayant accouché au CHU de Caen entre 2002 et 2007).
4. DWW WINNICOT Les aspects positifs et négatifs de la maladie psychosomatique. Revue de Médecine
Psychosomatique, tome 11 (1969) N°2
5- Salomon RESNIK: L'espace mental (1994 ) Toulouse Èrès
6- Marie THIRION: le co-allaitement, c'est possible
7- Leache League France : Co-allaitement, allaitement pendant la grossesse (feuillet n° 11 révisé octobre 2001
et mis à jour avril 2010) D'après Gail E.BERKE
8- Cyril KOUPERNIK: Le Kwashiorkor ou la mort aux cheveux rouges (Editorial du Concours Médical du 5 avril 1975)
9- A.T.A. LEARMONTH: Le Kwashiorkor, exemple de carence de protéines au cours du sevrage -Annales de
géographie 1955 t.64 n°343 (pp. 202.208)
10-Gérard ALBISSSON: St Augustin, l'invidia. (la lettre de l'enfance et de l'adolescence 2005/4 n°62 page 41 et 42 Èrès
11-Marie Claude BAIETTO : L'envie et l'accès à l'objet (Analyse Freudienne Presse 2005/2 n°12 page 73-82 Èrès |
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A vrai dire, Aldo Naouri a été très toxique dans ses livres, avec une forte
RépondreSupprimerculpabilisation des mères, accusées d’être toutes-puissantes, et avec une
incitation à des horaires rigides des tétées. En tant que président de la
CoFAM, j’avais écrit à l’époque une lettre ouverte de protestation. Il l’a
très mal prise et m’a presque accusé de crime de lèse-écrivain qui n’avait
pas lu « son œuvre ».
Pour Marcel Rufo, c’est bien lui qui avait proclamé que l’allaitement
maternel au-delà de 2 mois était comme un inceste. Là aussi, j’avais écrit
une lettre ouverte qu’il a acceptée avec élégance. Un peu plus tard, dans
une interview du journal « Elle », il disait que « au-delà de 6 mois, l’allaitement maternel lui posait problème ». Finalement, il avait compris que le problème c’était plus lui que l’allaitement prolongé.