Chaque fois qu'un drame survient dans lequel on soupçonne qu'il y a eu erreur ou insuffisance de la médecine ou du médecin, il faudrait qu'il y ait une enquête et une réflexion collective pour mieux comprendre ce qui s'est passé et en tirer le maximum d'enseignements....
Une vision partielle et manichéenne.
La plupart du temps, les experts semblent davantage animés par la passion que par la rigueur. Dans leur vision manichéenne, ils ne connaissent que des alternatives simples : le vrai et le faux, le bien et le mal, ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas faire. A l'occasion d'un drame, ils ne se demandent pas si ce drame aurait pu survenir dans la pratique d'un autre médecin et à la limite de tous les médecins. Pourtant, la réalité de l'exercice médical n'est pas toujours conforme à leur rêve d'ordre et de maîtrise.
Les conditions concrètes de l'exercice médical.
Lorsqu'un médecin commet une erreur, on est amené à se demander si l'enseignement qu'il a reçu à l'université était bon et si les enseignements post-universitaires sont bons. On découvrirait peut-être qu'ils ne sont pas toujours excellents, qu'ils sont parfois mauvais et en tout cas toujours perfectibles. Mais quelle que soit la qualité des enseignements, un médecin ne peut pas tout savoir ni se rappeler de tout. Chaque médecin devrait pouvoir à tout moment interroger des gens compétents et ces échanges devraient être fréquents et ressentis comme normaux, souhaitables voire indispensables. Le médecin, qui, au milieu de la nuit, éprouve une difficulté diagnostique devrait avoir la possibilité de discuter avec un collègue compétent de la validité de ce diagnostic. On pourrait imaginer des structures qui, un peu comme les centres anti-poisons, pourraient être consultées à toute heure. D'autant plus qu'on est dans un contexte où l'exercice de la médecine est solitaire et souvent déshumanisé par le poids considérable que prennent les hiérarchies, les structures de pouvoir et la recherche d'argent. Le médecin de nuit prend une garde au cours de laquelle il peut être amené à voir deux malades ou soixante; le médecin, le jour, peut attendre vainement un client ou être débordé. Il n'existe aucune possibilité d'intervenir pour rationaliser (et moraliser) le système. Or, la qualité d'écoute, la disponibilité, le flair clinique, l'intuition, la surveillance évolutive sont très largement influencés par les conditions concrètes d'exercice.
La tentation de la simplification.
Les lignes qui suivent sont volontairement caricaturales. Il ne s'agit pas pour moi de proposer une description nuancée de la réalité mais d'attirer l'attention sur des mécanismes. Si l'expert donne un avis péremptoire et sans nuances, la tâche du magistrat est très simple : ou le médecin est entièrement fautif et sa faute, massive et inexcusable ; ou à l'inverse, le médecin est absolument génial et irréprochable. L'affaire sera rapidement jugée et la justice, souvent débordée, appréciera ce type d'expertise d'un seul tenant : il a tout faux ou il a tout bon. Par ailleurs, les expertises simplificatrices ont la particularité d'être extrêmement faciles à conduire et à rédiger.
En revanche, l'expert compétent pourra certes, mettre en évidence des erreurs ou des fautes graves, mais il découvrira presque toujours qu'il y a un faisceau de causes, de la complexité et des nuances. Son expertise sera plus difficile à lire et à interpréter. L'expert sûr de lui ne demande pas au magistrat de faire un effort d'attention ou de réflexion. Il lui présente une histoire simple et univoque qui lui permet de trancher rapidement, sans hésitation ni culpabilité.
Très souvent, le magistrat adopte la posture de celui qui ne sait rigoureusement rien, qui n'a aucune compétence médicale et qui s'en remet entièrement aux experts, qui eux, sont censés savoir. Cette attitude pourrait paraître prudente et modeste mais elle est d'abord fausse et dangereuse. Chaque magistrat sait des choses: il ne sait pas tout et il peut même "savoir" des choses absolument fausses. Se présenter ainsi comme totalement ignorant et vierge de tout savoir est donc une simplification dangereuse dans la mesure où elle s'accompagne d'une confiance démesurée dans la parole des experts qui seraient, par opposition à ce "tout ignorant" des "tout sachant".
Je ne m'attarderai pas sur la contre-expertise. L'une des parties peut demander une contre-expertise et, dans certaines conditions, l'obtenir. C'est évidemment une bonne chose mais là encore, on reste dans la problématique du magistrat qui ne sait rien et des experts qui sont seuls habilités à avoir un avis technique.
Propositions pour une expertise pertinente.
Le magistrat qui reçoit le rapport d'expertise devrait le donner à lire à cinq ou dix personnes et leur demander d'y réagir par écrit. Je ne voudrais pas aller trop loin dans la description de cette procédure car c'est le principe qui m'importe: ne pas laisser le magistrat se débrouiller seul et sans aucune aide extérieure. Mais je donnerai quelques pistes. Dans les revues médicales sérieuses, les articles proposés à la rédaction ou sollicités par elle, sont lus par des relecteurs avant publication. Il me semble étonnant que l'on prenne des précautions pour éviter de publier des articles imparfaits et qu'on ne fasse pas un effort au moins d'égale importance pour aider un magistrat à prendre une décision cruciale et difficile. Les relecteurs doivent donner leur avis sur l'expertise. Il n'est pas souhaitable qu'ils connaissent le nom de l'expert. Par ailleurs, si leur réponse doit être écrite et figurer au dossier, il est préférable que leur nom n'apparaisse pas ou seulement de façon codée pour préserver leur anonymat et leur liberté. La procédure de désignation de ces relecteurs ne doit être ni le tirage au sort, ni le respect des grands équilibres (autant de femmes que d'hommes, d'ouvriers que d'artisans, de séminaristes que de gendarmes...). La relecture a pour but d'aider le magistrat. C'est à lui de faire un choix qui sera forcément arbitraire. S'il choisit tous ses relecteurs dans les mêmes cercles ou s'il n'obtient jamais de relectures enrichissantes, il faudra le lui faire remarquer. Cette proposition est volontairement imprécise.
Il ne m'appartient pas de décrire un processus prêt à l'emploi ou "clés en mains". Je voudrais simplement insister sur la dynamique qu'une telle procédure entraînerait. L'expert qui remet son expertise à un magistrat isolé sait que le magistrat ne connaît rien à la technique ou plutôt qu'il a décidé de faire comme s'il n'y connaissait rien. En revanche, s'il sait que son texte sera lu de façon critique, par cinq ou dix personnes choisies par le magistrat pour leurs compétences et leur motivation, il sera conduit à plus de réflexion, plus de nuance et de subtilité. Par ailleurs, on peut imaginer que des journaux médicaux publient des expertises et des commentaires de relecteurs et que les lecteurs soient eux-mêmes invités à réagir. On peut aussi imaginer une analyse comparative des expertises actuelles et de quelques-unes de celles pratiquées il y a dix ou vingt ans.
L'expertise est un art difficile. Il ne peut progresser qu'en sortant du faire-semblant de sérieux pour devenir un processus vivant, observé, enseigné, nuancé, rectifié.
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