Aussi surprenant que cela paraisse il n'existe pas de définition précise de ce qu'est une maladie grave. Lorsqu'un malade va voir un médecin il a souvent envie de savoir si ce qu'il a est ou n'est pas grave. On pourrait penser que, de ce fait, le dialogue entre le malade et le médecin comporte des données précises sur cette question du degré de gravité. Nous verrons qu'il n'en est rien et nous essaierons de comprendre pourquoi il en est ainsi.
Dans "Un cas intéressant " (pièce de théâtre écrite à partir de la pièce "Un caso clinico" de Dino Buzzati, elle-même écrite à partir de la nouvelle "Sette piani") Camus fait dire à un médecin auquel le personnage principal demande si sa maladie est grave : "Grave, léger, grave ! Comme si la vie était aussi simple ! Grave ! Ces mots décidément ne signifient rien. Disons plutôt qu'à notre avis tout sera redevenu normal dans très peu de temps, oui, tout redeviendra normal. Après une légère intervention."
La maladie grave dans les dictionnaires :
- Dans le Littré : "Qui peut entraîner des conséquences fâcheuses... Dangereux. Blessure, maladie grave : "Maladie grave suppose du danger" (Voltaire, Dictionnaire philosophique)".
- Dans le Trésor de la langue française : " Susceptible de conséquences étendues, de suites fâcheuses, dangereuses...[En parlant d'un accident, d'une maladie] Antonyme : bénin, léger. Blessure, brûlure, maladie grave. "Une courte maladie de Frédie. Rien de grave. Une simple indigestion, due à la surabondance de haricots rouges" (H. BAZIN, Vipère, 1948, p. 53)."
Selon ces définitions, la varicelle est une maladie grave comme la rubéole et comme à peu près toutes les maladies.
Toute maladie et même une indigestion peut entraîner des suites fâcheuses. Une indigestion peut entraîner un échec au bac ou à l'entrée en faculté. Une verrue peut entraîner un suicide ! Donner pour critère de gravité des "suites fâcheuses" sans préciser la nature, le degré ou la fréquence de ces suites fâcheuses, c'est introduire du flou dans les limites de ce qui peut et doit être considéré comme grave.
Dans "La Peste", Albert Camus écrit "Supposez que vous ayez une maladie grave, un cancer sérieux ou une bonne tuberculose, vous n'attraperez jamais la peste ou le typhus". Il n'est pas du tout certain qu'une tuberculose, même "bonne" ou qu'un cancer même "sérieux" prémunisse contre la peste, mais il est intéressant de noter ces adjectifs. On peut au cours de la tuberculose avoir des manifestations graves ou très graves (méningite tuberculeuse, miliaire) et des formes inapparentes (primo-infection latente). Camus a donc raison de ne parler de maladie grave qu'à propos des "bonnes" tuberculoses. Mais pourquoi emploie-t-il le qualificatif de sérieux pour le cancer ? Y aurait-il des cancers qui ne seraient pas sérieux ? Et si, comme le sous-entend Camus, il faut qu'un cancer soit sérieux pour qu'il soit considéré comme une maladie grave, existe-t-il des cancers non graves ?
Lorsqu'on interroge Google en inscrivant maladie grave sur le moteur de recherche, on obtient en première proposition de "Doctissimo". Le fait qu'un site commercial appartenant au groupe Lagardère soit la première réponse en dit beaucoup sur l'état (préoccupant) de notre système médico-sanitaire. La deuxième proposition émane du site "Wikipedia" qui parle de la maladie de Basedow car cette maladie s'appelle aussi maladie de Graves-Basedow.
La troisième proposition émane du ministère du travail. Elle parle des droits du salarié ayant une maladie grave. "Le salarié atteint d’une maladie grave (sida, cancer, insuffisance cardiaque grave…) bénéficie de dispositifs tenant compte de son état de santé : droit au travail et autorisations d’absence, aménagements de poste et mi-temps thérapeutique, protection contre le licenciement, prise en charge totale des dépenses de santé, dans la limite des tarifs fixés par la Sécurité sociale. Par ailleurs, des protections spécifiques sont prévues pour les salariés exposés à des risques professionnels".
Ainsi le ministère de la santé ne donne pas de définition et de limites précises de ce qu'est une maladie grave. "Le salarié atteint d’une maladie grave (sida, cancer, insuffisance cardiaque grave…)". Il cite trois exemples suivis de points de suspension et précise que seule l'insuffisance cardiaque grave est une maladie grave laissant penser que certaines insuffisances cardiaques ne sont pas graves !
On ne peut pas parler de la gravité d'une maladie sans envisager les attitudes adoptées en réaction à cette maladie et le traitement. Supposons qu'une maladie M évolue toujours vers la mort, chacun s'accordera à la considérér comme grave. Supposons qu'un traitement T1 divise la mortalité par deux et qu'il soit douloureux et pénible à supporter, la maladie sera toujours grave, même si son degré de gravité est moins marqué. Supposons que l'on découvre un traitement T2 facile à administer, facile à supporter et qui entraîne la guérison dans 100 % des cas, la maladie ne pourrait plus être considérée comme grave.
Considérons les diarrhées à Rotavirus chez les nourrissons. Chez de trés nombreux nourrissons vivant dans des pays développés, l'infection se traduit par une diarrhée modérée dont la guérison survient spontanément ou avec une réhydratation orale modérée. De façon plus rare, la diarrhée est plus intense et il faut réhydrater davantage en surveillant plus attentivement. Il peut cependant arriver même en pays développé qu'un nourrisson meure au décours d'une infection à Rotavirus, c'est rare, 10 ou 20 cas peut-être par an en France, mais cela peut se voir. Dans d'autres pays, cette diarrhée à Rotavirus peut être très fréquemment mortelle. Elle entraîne des milliers et des milliers de morts. Doit-on dire qu'elle est bénigne dans les pays développés et grave dans les pays pauvres ? Par ailleurs, elle peut tuer dans un pays développé et ne pas entraîner la mort dans un pays pauvre. Elle peut donc, au plan individuel, se manifester comme grave dans un pays riche et bénigne dans un pays pauvre. La bénignité ou la gravité d'une maladie ne peuvent-ils être affirmés qu'en fin de maladie ou en cours de maladie et non dans l'absolu, avant la maladie ?
L'attitude adoptée devant la lèpre est intéressante à envisager. La peur de la contagion, l'isolement et les léproseries, c'est-à-dire les mesures inutiles adoptées contre la lèpre ont entraîné d'énormes souffrances. Par ailleurs, il existe actuellement des traitements simples et peu coûteux qui ne sont pas universellement utilisés. La gravité de la lèpre ne peut pas être évaluée indépendamment des attitudes préventives ou thérapeutiques adoptées en réaction contre elle.
Il peut arriver qu'un cancer soit dépisté alors qu'il n'avait pas fait parler de lui. Il peut arriver que le traitement employé entraîne des complications graves et même la mort. Il est possible que, si le cancer n'avait pas été dépisté, la personne n'en aurait rien su pendant plusieurs années. Ainsi un cancer qui ne serait pas très grave (ou très sérieux pour parler comme Camus) pourrait devenir plus grave et même mortel du fait des mesures adoptées contre lui.
Il me semble que ce qui précède permet d'affirmer que les notions de gravité et de bénignité ne sont pas très clairement établies et qu'elles ne sont pas très précises. Je ne résiste pas au plaisir de signaler au passage que maladie bénigne associe un mot qui vient de mal à un mot qui a pour origine bien et que le langage se débrouille ainsi pour interdire de parler sérieusement du degré de gravité ou de benignité d'une maladie.
Pourquoi et comment en est on arrivé à cette situation où il est difficile de parler du degré de gravité des maladies ? Supposons un pays où l'on déciderait de se battre contre les maladies et de promouvoir la santé. On serait amené à étudier la situation de base, quelle est la fréquence et la gravité de telle et telle maladie. Il y aurait des gens honnêtes et compétents qui penseraient en toute bonne foi que ce sont les infarctus du myocarde qui doivent être combattus en priorité. D'autres tout aussi compétents et honnêtes qui penseraient que c'est le cancer du sein ou de la prostate. Chacun chercherait à faire valoir ses arguments. Ils publieraient dans des revues médicales sérieuses ayant des comités de lecture compétents.
Dans nos pays réels, tous les acteurs ne sont pas tous compétents, honnêtes, intelligents. Il peut arriver qu'un laboratoire décide de vendre un médicament et il peut arriver que pour vendre ce médicament, il ait intérêt à faire croire que la maladie est très fréquente et très grave. Le degré de gravité réelle ne l'intéresse pas. Compte bien plus la gravité redoutée, la gravité imaginée, celle qui fait vendre.
Dans le pays utopique, tout le monde a intérêt à ce que les questions de santé soient débattues aussi sereinement, aussi profondément, aussi méthodiquement que possible. Et pour cela, on a besoin d'un vocabulaire précis. Lorsque pendant des années et des décennies, tout le monde oeuvre selon cette modalité, à la recherche du bien commun, il se crée un vocabulaire de plus en plus précis.
Le fait que le vocabulaire (et maladie grave n'en est qu'une illustration) soit pauvre et imprécis, témoigne de ce que nous ne vivons pas dans ce monde utopique. Nous vivons dans un monde réel où les pouvoirs publics sont incapables d'impulser une politique dynamique, un monde où, lorsque l'on interroge Google sur ce qu'est une maladie grave, il nous est proposée la réponse de Doctissimo et du groupe Lagardère.
Jean-Pierre LELLOUCHE
Dans "Sette piani" de Dino Buzzati, la maladie de Giuseppe Corte est présentée ainsi "Benche avesse soltanto una legerissima forma incipiente..." "Legerissima" veut dire très légère et même, dans le contexte, extrêmement légère ou on ne peut imaginer plus légère. Mais cette maladie n'est pas seulement très légère, c'est "una forma incipiente", une forme débutante.
RépondreSupprimerBuzzati répartit les malades sur 7 étages, avec au 7ème étage des malades très légers, dont on n'est même pas vraiment sûrs qu'ils soient malades, des malades pour rire pourrait-on dire.
Au premier étage, il y a des malades à l'agonie. Les médecins n'y vont plus. Seuls y vont encore les prêtres.
Dans les étages intermédiaires, il y a des cas de gravité elle aussi intermédiaire.
Buzzati imagine une forme de maladie extrémement légère, mais trés étendue. Il imagine des malades non pas désespérés, mais pour lesquels il n'y a pas lieu de se réjouïr ("non ancora cosi disperati ma c'é communque poco da stare allegri".
Cette nouvelle et son imagination langagière témoignent de ce que le langage courant n'a pas la capacité de dire les différents niveaux de gravité d'une maladie.
Jean FIORENTINO